La technique dans le monde contemporain : Pensées croisées de Jacques ELLUL et Carl-Gustav JUNG
Invité : Frédéric ROGNON et Joël DECARSIN
2023/10 - Octobre
Le propos
Avec Frédéric ROGNON, professeur de philosophie des religions à l’université de Strasbourg, nous découvrirons la pensée de Jacques ELLUL sur la technique.
Avec Joël DECARSIN, nous la mettrons en dialogue avec celle de JUNG. Joël DECARSIN, qui a enseigné les arts plastiques, est en effet investi dans le mouvement de « la technocritique » et est un fin connaisseur de la pensée de JUNG.
Des phrases clés
Frédéric Rognon : « En classe de philosophie, au lycée, notre professeur, qui était protestant, nous a initiés à la psychanalyse et j’ai eu la chance qu’il nous fasse découvrir Freud, Jung et Adler … Cela m’a permis de voir que la psychanalyse n’est pas un réductionnisme comme cela peut l’être chez Freud, mais qu’il y avait une ouverture à une certaine spiritualité comme c’est le cas chez Jung. Et j’ai lu quelques livres de Jung. »
Joël Decarsin : « J’étais étudiant en arts plastiques à Paris. C’était le contexte post68, un contexte très politisé. J’étais très impressionné par le clivage, la gauche, la droite et j’avais du mal à m’y retrouver … On m’a conseillé de lire « Présent et avenir » de Jung, écrit en 1957. Ce livre m’a fait comprendre la place de l’Etat dans l’imaginaire collectif … A l’Est et à l’Ouest, il y avait une « sacralité », terme Ellulien, de l’Etat. On attend que l’Etat soit Providence ; on attend de l’Etat ce que l’on attendait jadis de l’Eglise. »
Frédéric Rognon : « J’ai découvert la pensée de Jacques Ellul sur le tard, pendant mes études de théologie, Ellul était déjà décédé. J’ai lu un premier livre puis la totalité de son œuvre en quatre ans. 67 livres, c’est considérable ! … Ce qui m’a beaucoup touché, c’est qu’Ellul mettait des mots sur des intuitions, des idées qui étaient assez vagues pour moi. »
L’OEUVRE DE JACQUES ELLUL : FR : « L’œuvre d’Ellul est immense. Il n’y a pas un seul objet de notre vie quotidienne qu’il n’ait pas réfléchi … La meilleure porte d’entrée dans l’œuvre d’Ellul, c’est la dialectique : il établit une relation dialectique entre la pensée critique de la technique et l’étude de la théologie de la Bible, d’une éthique chrétienne. Il analyse la société technique en tant que chrétien … Il dira, c’est parce que je suis chrétien, parce que j’ai une espérance qui va au-delà de ce monde, que j’ai pu poursuivre mes analyses jusqu’aux éléments les plus horribles (Il a vu des choses qui enlevaient tout sens à la vie) … Inversement, il disait, c’est parce que je suis sociologue, historien, juriste, et donc soucieux des faits et du quotidien … Jacques Ellul a donc une théologie qui prend en charge les réalités de notre quotidien … Il est mort en 1994 mais sa pensée nous parle aujourd’hui. Il a une théologie pour aujourd’hui, qui prend en compte les bouleversements de nos modes de vie par le phénomène technicien. »
LA TECHNIQUE N’EST PAS NEUTRE : FR : « On entend souvent que la technique est bonne en soi, ou mauvaise en soi, ou neutre. La neutralité de la technique est le discours le plus courant et on considère alors que c’est la conscience morale qui fait utiliser la technique pour un geste à bonne finalité ou pour un geste destructeur … Jacques Ellul conteste cette thèse de la neutralité de la technique d’aujourd’hui : la technique englobe des éléments immatériels, une mentalité, un système de valeurs … La technique d’aujourd’hui, c’est la recherche, en toutes choses, de la méthode la plus efficace ; l’efficacité devient un absolu où ce qui n’est pas efficace est sacrifié. »
L’AMBIVALENCE DE LA TECHNIQUE : FR : « La thèse d’Ellul est que la technique est ambivalente. Toute innovation technique, même la plus favorable, est à la fois et de manière indissociable, positive et négative. Les techniques apportent des bienfaits à l’homme (puissance, rapidité, confort, efficacité etc) et, en même temps des catastrophes, un recul des libertés, des aliénations, des pollutions, des addictions … Exemple, internet et les écrans. Voltaire disait dans Candide à propose de l’esclavage « C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. » Aujourd’hui, c’est au prix du travail des enfants dans les mines que nous avons du COLTAN, c’est-à-dire des matériaux rares qui nous permettent d’avoir des écrans. Quant aux pollutions d’après, quand l’écran est obsolète, on le renvoie au Mozambique ou en Inde, près des bidonvilles … Ellul nous amène à regarder ce que l’on n’a pas envie de voir. Il nous invite à regarder aussi la face sombre de la technique. L’important, pour Ellul, est d’avoir cette lucidité face à la technique. »
JACQUES ELLUL, DAVANTAGE CONNU AUJOURD’HUI : FR : « On se dit parfois qu’il a eu raison très tôt. Dès 1935 (il n’y avait pas beaucoup d’écologistes à cette époque), il en appelait à une vie plus sobre, à une cité plus ascétique car il voyait que la technique pouvait nous conduire à des catastrophes que personne, à l’époque, ne voyait. Il anticipait le fait que les valeurs techniques vont peser plus lourd que les valeurs spirituelles, humanistes … La loi de la société technicienne est la loi de GABOR, du nom de Dennis Gabor prix Nobel de physique en 1971, qui stipule « tout ce qui peut être réalisé techniquement, le sera nécessairement ».
AUTONOMIE DE LA TECHNIQUE : FR : Dès les années 1930, Ellul s’est rendu compte que la technique prenait son envol et les discours philosophiques, idéologiques, politiques, théologiques ne n’en souciaient pas. Au contraire, Ellul considérait que c’était l’enjeu du siècle, quelque soit le régime économique ou politique … Les ingénieurs, techniciens, mettent en place la technique mais la technique leur échappe. Elle a échappé à la maîtrise, à l’orientation politique. Comme dans l’histoire de l’apprenti sorcier … D’où la peur actuelle devant l’IA (intelligence artificielle) par exemple … L’œuvre de l’homme prend son autonomie. L’homme continue à croire que c’est lui le maître et qu’il peut orienter la marche de l’histoire, mais en réalité il n’est plus que le serviteur de la technique, quelqu’un qui court derrière … On ne sait pas où on va, mais on y va. Chaque innovation prépare déjà l’innovation suivante … Il n’y a pas moyen de réorienter, d’infléchir le mouvement … Ellul disait – comme Hartmut ROSA – qu’il y a une ACCELERATION de la technique qui dépasse tous nos rythmes. Nos rythmes humains sont dépassés quand la technique prend son autonomie. »
SACRALITE DE LA TECHNIQUE : FR : « Devant cette « machine » qui comprend aussi les mentalités, les manières de parler, de se comporter, d’être en relation entre nous, de communiquer entre nous … Nous ne pouvons le supporter qu’en la sacralisant … Nous avons besoin d’envelopper la réalité d’un arôme spirituel car nous ne pouvons la regarder en face, comme aurait dit MARX … Il y a une euphémisation de la technique … Et la technique est elle-même un vecteur de désacralisation, de désenchantement du monde. Aucune source, aucune montagne, aucun lieu de pèlerinage ne tient plus devant la construction d'une ligne TGV, d'avions, de fusées … La technique a désacralisé ces espaces mais, comme l’homme a besoin de sacré, de religiosité, il réinvestit, par son besoin de sacralisation, le vecteur de désacralisation … La technique est devenue le nouveau sacré de l’homme, celui devant lequel l’homme se prosterne ; d’où les « dévotions » à l’ordinateur. »
Joël Decarsin : « L’inconscient est autonome, il n’est pas le réceptacle de nos refoulés … Ellul inscrit l’autonomie de la technique dans le temps long de la déchristianisation de l’Occident. Pendant des millénaires, l’humain dépendait de la nature et, au fur et à mesure que l’homme s’est substitué à Dieu (voir Nietzsche, Le Gai Savoir), l’homme moderne s’est doté d’artefacts et de procédures, dont la technique. C’est dans le même mouvement qu’il y a désacralisation de la nature et sacralisation de la technique. »
ELLUL : « Ce n’est pas la technique qui nous asservit, c’est le sacré transféré à la technique » extrait de son livre Les Nouveaux possibles, 1973
JD : « Il y a deux conditions pour une sacralisation : qu’elle opère de l’inconscient et qu’elle soit collective … Ellul mène une analyse « extravertie » de la technique dans trois ouvrages : La technique ou l‘enjeu du siècle (1958), Le système technicien (1977) et Le bluff technologique (1988). »
ELLUL : « Le phénomène technique peut se définir comme la préoccupation de l’immense majorité des hommes de notre temps, de rechercher en toutes choses, la méthode absolument la plus efficace » extrait de son Livre La technique ou l’enjeu du siècle » … JD : « Ellul ne fait pas le procès de l’efficacité, dans la vie il est important d’être efficace. Mais Ellul montre en quoi cette valeur d’efficacité se substitue à toutes les autres valeurs (chrétiennes, républicaines, humanistes). »
RECEPTION d’ELLUL et de JUNG à leur époque : JD : « En son temps, Ellul était un inconnu en France. Il était connu aux Etats-Unis, il y était abondamment traduit. On peut dire la même chose de Jung. L’un comme l’autre apportent des pensées-phares, donc pourquoi sont-elles restées méconnues ? … D’une certaine manière, Ellul explique pourquoi Jung est resté à la marge, notamment pour quoi il n’est pas reçu à l’université : la technique rend caduc le langage symbolique (in L’empire du non-sens) ... Et d’une certaine manière Jung permet d’expliquer pourquoi Ellul est resté à la marge, c’est parce qu’il n’a pas permis d’expliquer ce qu’il entendait par « transfert » (quand il écrit « Ce n’est pas la technique qui nous asservit, c’est le sacré transféré à la technique » extrait de son livre Les Nouveaux possibles, 1973). Transféré, depuis où ? Depuis des phénomènes inconscients. »
Comment Ellul imaginait-il une issue à l’aliénation contemporaine de la technique ? FR : « Par des voies de désacralisation de la technique, de profanation de la technique : la regarder comme elle est pour lui retirer cet arôme de sacralité. Ellul nous invite à transgresser la loi de Gabor, à ne pas l’accepter … Ellul a développé UNE ETHIQUE DE LA NON-PUISSANCE (ce qui n’est pas l’impuissance). C’est la capacité de faire des choses et de choisir de ne pas toutes les faire. Ellul se réfère au Christ qui ne faisait des « miracles » que pour se connecter à l’amour de l’autre et non pas pour manifester de la puissance … Espoir-Désespoir-Espérance : dans l’espérance, nous sommes portés par plus grand que nous, nous sommes au bénéfice de la grâce de Dieu. Dieu nous porte pour affronter et traverser les catastrophes. »
Jacques ELLUL et Carl-Gustav JUNG : FR : « tous deux sont des penseurs dialectiques … Jacques Ellul cite très rarement Jung et de manière anecdotique. Il cite plus souvent Freud. Il est féroce vis-à-vis de Freud. L’inconscient n’a pas sa place dans la vision du monde de Jacques Ellul. Il était très marque par le théologien protestant Karl BARTH qui était très réfractaire à la psychanalyse. »
« MARX, NIETZSCHE, FREUD, les trois maîtres du soupçon. » Paul RICOEUR.
Conseils de lecture
Le système technicien par Jacques ELLUL - Editions du Cherche Midi
Générations ELLUL par Frédéric ROGNON - Editions Labor et Fides
Le défi de la non puissance, l’écologie de Jacques ELLUL et de Bernard CHARBONNEAU par Frédéric ROGNON- Editions Olivétan
Mon travail et moi, parlons-en , ouvrage collectif coordonné par Frédéric ROGNON - Editions Olivétan
Présent et Avenir par Carl-Gustav JUNG - Editions Le Livre de poche
Accélération, Une critique sociale du temps par Hartmut ROSA -Editions La Découverte
Résonance, Une sociologie de la relation au monde par Hartmut ROSA -Editions La Découverte