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Etty Hillesum (2) : Le Dieu d’Etty dans son parcours d’individuation

Invité : Cecilia DUTTERSophie BRAUN

2024/2 - Février

Le propos

Etty Hillesum et Dieu : Quelle place et quel rôle Dieu tient-il dans le parcours d’individuation d’Etty Hillesum ?

Cécilia Dutter, présidente de l’Association Etty Hillesum présente la vie et l’oeuvre de cette grande figure spirituelle du XXème siècle et, en parallèle, Sophie Braun, psychanalyste jungienne déchiffre le parcours d’individuation de cette jeune femme engagée et hors du commun.

Des phrases clés

Sophie Braun
CHEMIN D’INDIVIDUATION et FIGURES DU SOI : « Pour Jung, le chemin d’individuation est un processus de rencontre entre le Moi – centre du conscient – et le Soi – centre de l’inconscient. Le Moi oriente la vie et doit donc être suffisamment fort pour entrer en relation avec le Soi, qui est chargé de numinosité, avec des pôles positifs et négatifs très forts ; quand un dialogue peut exister entre Moi et Soi, alors le Soi devient le centre de la personnalité. »

« Pourquoi l’image de Dieu est une image du Soi ? Le Soi est un processus sur lequel le Moi va pouvoir s’appuyer ; le Soi est la limite de la toute-puissance du Moi/de l’Ego ; c’est un mystère qui nous dépasse et il va falloir entrer en relation avec ce qui nous dépasse ; Jung pense que l'image de Dieu est celle qui est la plus proche de l’image de Soi … A un certain moment de sa vie, on sort de l’idée que l’on est le centre du monde et on prend conscience qu’il y a quelque chose qui nous transcende : on peut l’appeler Dieu, Jung l’appelle le Soi et Etty Hillesum l’appelle très souvent La Vie. »

Cécilia Dutter
LE DIEU D’ETTY HILLESUM : « C’est un Dieu qu’elle découvre et qu’elle accueille à l’intérieur d’elle-même. »

Lettre du 26 août 1941 : « Il y a en moi un puits très profond et, dans ce puits, il y a Dieu. Il y a des gens, je suppose, qui prient Dieu les yeux levés vers le ciel, ceux-là cherchent Dieu au dehors. Il en est d’autres qui penchent la tête et la cachent de leurs mains, je pense que ceux-ci cherchent Dieu en eux-mêmes. »

« Etty Hillesum va aussi devoir abriter Dieu dans la période absolument tragique qu’elle traverse – elle vit la Shoah ; elle abrite Dieu par temps de tempête car elle a la pré-science que Dieu peut s’absenter. »

Elle écrit : « Et si Dieu cesse de m’aider, ce sera à moi de l’aider », c’est l’une des phrases les plus connues et les plus fortes de son Journal.

« Le premier pas, c’est l’accueil de Dieu ; le deuxième, c’est l’abri de Dieu en soi ; le troisième, c’est celui du dialogue avec Dieu. »

« Le Dieu d’EH est un Dieu d’amour, avec lequel elle apprend à dialoguer. Elle vit des temps que les chrétiens appellent « oraison » ; un Dieu qu’elle prie pour les autres et pour elle-même … En prière de louange aussi ... RILKE, dont EH était fan, a aussi creusé ce qu’il appelait « l’arrière-monde », « l’ailleurs ».

« Etty Hillesum a touché l’absolu ».

« EH parle au cœur d’un musulman à travers la figure de Rabia ; elle parle aussi au croire judaïque à travers le regard intérieur ; elle parle au cœur des chrétiens de façon assez simple ; elle parle à la sagesse orientale par le flux et le cosmos. Elle arrive à un point de convergence mystique entre l’homme et le divin … et elle a rejoint le Moi et le Soi jungiens. » (Voir le livre de Cécilia Dutter « Un cœur universel : Regards croisés sur Etty Hillesum »)

LE SILENCE, L’ABSENCE DE DIEU : « Pour EH, le silence de Dieu, c’est avant qu’elle ne fasse une thérapie, elle était athée ; après, quand elle a découvert Dieu, elle l’a gardé dans ce cocon, dans ce puits très profond … Quand Dieu s’absente, elle L’aide à rester … Au camp de Westerbork, elle garde Dieu en elle et elle essaie d’insuffler cette" Idée" à ses pairs juifs et déportés ; elle a mal car le silence est plutôt de leur côté ; il y a des croyants qui ne croient plus … Où est Dieu dans la Shoah et dans un camp ? … Il y a des déportés comme Elie Wiesel qui ont déclaré que Dieu n’existait plus ... Ce n’est pas le cas d’EH, son acte de foi est un acte de résistance spirituelle ; elle développe un potentiel spirituel extraordinaire et elle va le garder au cœur de la Shoah ; elle reste vivante parce qu’elle continue à pouvoir louer la beauté de la vie au cœur de tout ce qui est laid. »

« Au camp de Westerbork, elle lit Rilke mais elle emporte aussi la Bible, le Coran, le Talmud ; donc elle a des lectures hyper-structurantes, elle a aussi des amitiés au camp, notamment avec Philip MECHANICUS, un journaliste très cultivé, ils ont des conversations philosophiques … elle reste dans un monde intérieur beau… Qu’y a-t-il en nous de solaire, de grand, de vaste alors qu’on est enfermé dans quelque chose de laid ? »

« Etty Hillesum nous apprend à rester debout, vivant, croyant en quelque chose de plus grand dans un contexte d’épreuves (deuil, chômage, maladie etc) ; EH nous aide à découvrir que la vie est plus grande que l’épreuve et que la mort est prise dans la Vie ... Etty Hillesum a élaboré les grandes questions existentielles pendant sa thérapie ; puis elle les a couchées sur le papier dans son Journal ; elle les vit au camp de Westerbork. »

« Au camp, les mères d’enfants sont saturées par l’angoisse car il faut protéger les enfants de la mort, de la maladie … Mais parfois EH est entendue quand même … Elle va ÊTRE LÀ avec empathie, gentillesse, compassion : c’est aussi ça être croyant ; ce n’est pas que dire, c’est FAIRE AVEC LE PEU QU’ON EST … EH est une présence attentive, accueillante ; on a des témoignages qui le disent. »

LE RAPPORT À LA MORT, LE RAPPORT À DIEU : « EH savait que quand on partait à l’Est (en Pologne), on ne revenait pas et on ne donnait pas de nouvelles ; donc les détenus savaient qu’ils allaient mourir … EH est consciente qu’elle va mourir ; elle se situe déjà dans les bras de Dieu de son vivant … elle a décidé de se loger dans cette grande vie et non plus dans cette petite vie … il n’y a plus d’avant ni d’après … le temps s’abolit, EH se coule dans une éternité divine. »

« Méditer que nos vies sont logées dans une Éternité peut nous donner beaucoup de recul par rapport à ce que l’on vit. »

« Quand elle apprend qu’elle part à l’Est (nous savons que c’est à Auschwitz) avec ses parents et ses deux frères, elle n’est pas angoissée et sait qu’elle va à la mort … Dans cette famille dysfonctionnelle, sur la fin, ils sont dans un courage extraordinaire ; cela est mentionné dans la dernière carte écrite à une amie par EH et retrouvée. »

Sophie Braun
QUAND L’IMAGE DU SOI EST ABSENTE EN SOI : « C’est un combat ! On voit dans le Journal d’Etty qu’elle se bat alors avec elle-même, avec la haine, avec le vide en elle … En Occident, nos humains modernes sont élevés tellement dans le Moi et la toute puissance du Moi, qu’on perd cette idée qu’il y a quelque chose de plus grand que nous et, en perdant cela, on arrive à un vide existentiel … La plupart de nos patients arrivant dans nos cabinets nous disent « je me sens vide », « je ne sais pas à quoi je sers » ; il y a une forme de dépression essentielle … un manque de relation entre « nos petites vies » et « une dimension plus grande ».

« Aujourd’hui, on a tellement de mal à distinguer l’idée de Dieu/du Soi, des religions instituées et de la mauvaise image de leur fonctionnement, de leurs dogmes, de la façon dont ça enferme … On a tellement de mal à comprendre qu’on peut différencier la religiosité de la spiritualité … On a une tellement mauvaise image de Dieu et des religions, qu’on finit par rentrer dans quelque chose qui n’est que matérialiste et qui n’est pas symbolique. »

« La grande différence entre Jung et Freud : Avant leur rupture, Jung se bat pour dire à Freud que la libido n’est pas que sexuelle ; l’énergie de l’être humain, ses instincts vont dans deux directions, une direction matérielle/corporelle et une direction spirituelle. »

« Sans son instinct, on se sent isolé, vidé ; la fatigue de l’homme moderne résulte d’un non-développement de l’instinct spirituel. »

« Quand on rentre en relation avec quelque chose de vivant en soi (Soi, Dieu, Mystère de la Vie, Symbole …), c’est un processus, une recherche et c’est vivant car rien n’est figé … C’est le fondamentalisme qui est mortifère car il fige le symbole et empêche de le vivre et de le travailler ; le symbole meurt car il est alors figé. Dès qu’on fige un processus, on est dans le mortifère. »

AIMÉ AGNEL : « L’égalité entre les gens, c’est la capacité d’être touché par l’autre et donc, transformé par l’autre. »

« Le Journal d’Etty Hillesum est un journal de transformation. »

WINNICOTT : « Être, faire et se laisser faire. »

Cécilia Dutter
LE DIALOGUE AVEC DIEU : « EH s’adresse à Dieu en un dialogue JE/TU comme un chrétien ; elle Le loue ; elle se réfugie dans ses bras quand elle est triste … Elle s’extasie devant le cyclamen rose de son balcon à Amsterdam … Elle admire le ciel, les oiseaux qu’elle « sur-écoute » pour vibrer de cette grande vie qui continue de vibrer … Elle n’est pas dans un paradis artificiel, elle est dans un quotidien sanglant … Elle vacille et elle se reprend. »

« Les Nazis voulaient déshumaniser des hommes, les juifs … Comment rester un homme ? En continuant à croire en la Vie. »

Sophie Braun
LE DIALOGUE PSYCHIQUE ENTRE LE MOI ET LE SOI : « Le dialogue entre l’Esprit et le Corps est une question philosophique éternelle ; nous avons une aspiration à l’infini qui doit tenir dans notre « petite vie », dans notre corps … C’est parce que nous avons un corps limité que ça peut tenir … »

« Réponse à Job, le livre de Jung, est un livre passionnant, un dialogue où le Moi doit rester responsable face au Soi (Diable et Dieu) … La psychanalyse nous rappelle que ce combat-là est, tous les jours, à l’intérieur de nous, et qu’il faut le tenir (on espère, on désespère, on se sent vide, puis on réussit quelque chose, puis … puis). Jung nous dit que ce dialogue est quotidien et qu’on n’y échappe pas ; et en définitive, c’est le Moi qui doit prendre des décisions éthiques face à ce combat, dans nos vies, du Bien et du Mal … La responsabilité humaine, c’est de se positionner dans sa propre vie face à des forces qui nous dépassent … Et on a un petit pouvoir de décision … »

Conseils de lecture

Lettres de Westerbork par Etty Hillesum – Editions du Seuil

Une vie bouleversée : journal 1941-1943 par Etty Hillesum – Editions de Seuil

Etty Hillesum, une voix dans la nuit par Cécilia Dutter – Editions Robert Laffont

Un cœur universel : Regards croisés sur Etty Hillesum par Cécilia Dutter – Editions Salvator

Vivre libre avec Etty Hillesum par Cécilia Dutter - Editions Tallandier