Sur les traces de Jung

Le propos

Avec Françoise Bonardel, philosophe, professeur émérite des universités et spécialiste de la gnose, de l’hermétisme, de l’alchimie et du bouddhisme, nous plongerons dans le Livre rouge de Jung.

En quoi la descente de Jung dans les profondeurs de sa psyché est-elle comparable à un voyage initiatique ? Et quels sont les personnages et figures que Jung a rencontrés sur son chemin ?

Des phrases clés

« Qu’est-ce qu’un voyage initiatique ? Ce n’est pas un voyage organisé … c’est une aventure dont on ne connaît pas l’issue par avance … on ne sait pas qu’il sera initiatique, on va le découvrir … il y a une introduction dans quelque chose. Jung va plonger à l’intérieur des profondeurs de l’inconscient ; il le dit dans les BLACK BOOKS, il se laisse descendre dans, il se laisse tomber dans … ce qui frappe c’est le degré de désorientation de Jung qui se dit perdu, il ne sait pas où il va … l’orientation va petit à petit se dégager … un voyage n’est initiatique qu’à ces conditions … et ce parcours va conduire à un changement d’état, c’est le début d’une nouvelle vie … ces conditions sont, je crois, tout à fait remplies par l’écriture du Livre Rouge … C’est aussi un voyage dangereux, qui est comme une descente aux enfers et, dans le Livre Rouge, il y a un chapitre sur une descente aux enfers … Ce n’est pas un voyage de tout repos, ce n’est pas une croisière. »

« C’est un voyage très différent du voyage de formation culturelle en Méditerranée au XIXème siècle. »

« Le voyage initiatique et les grandes traditions religieuses et philosophiques ? Les grandes traditions philosophiques et/ou religieuses supposent toutes un processus de transformation … Il peut être, soit intellectuel, comme chez PLATON, essentiellement au plan de la pensée … De leur côté, la plupart des grandes religions envisagent la transformation d’un point de vue plus radical, comme une véritable Métanoïa, un véritable retournement de l’être qui peut faire adopter une vie qui est en rupture totale avec le monde … ET les philosophies et les religions se sont méfiées des voyages initiatiques « païens » car elles y voient là une concession à l’irrationnel. »

« Dans les religions à mystères, les gnoses, les théurgies, à l’époque néoplatonicienne … il y a des formes d’initiation qui se situent ENTRE la philosophie et le religieux, d’où le fait qu’elles soient mal vues par les philosophies et par les religions … Ces traditions de pensée renouvellent profondément la relation entre la pensée et la foi … La littérature néoplatonicienne – PROCLUS, PLOTIN, JAMBLIQUE – à laquelle Jung s’est beaucoup intéressé – témoigne de formes hybrides qui induisent des changements d’état qui échappent totalement à la pensée aussi bien qu’à la foi et qui renouvellent profondément les relations de la foi et du savoir."

« Les religions à mystère … que sait-on des mystères d’Eleusis ? On en sait très peu de choses or les mystères d’Eleusis ont occupé une très grande place dans l’Antiquité … La théurgie était très développée à l’époque néoplatonicienne et on ne sait pas, concrètement, comment les choses se passaient … On sait très peu de choses sur les mystères de Mithra … (Jung amplifiait des images de ses patients en y retrouvant des traces de Mithra ; voir par exemple l’analyse des rêves, séminaire de 1928-1930) … La gnose a des textes auxquels Jung s’est beaucoup intéressé … »

« La rupture de Jung avec Freud a profondément désorienté Jung, il le dit … elle met au jour la nécessité d’un renouvellement concernant son assise personnelle … au moment charnière où, dit-il, il avait tout obtenu de ce qu’il désirait … et tout à coup, un idéal du moi – au moins en ce qui concerne sa vie sociale, sa persona – laissait totalement vierge une part de lui-même dont il pressentait l’existence sans pouvoir dire ce qu’elle était … cette crise est préparée et elle est survenue de manière brutale. »

« Son voyage intérieur commence lorsqu’il se laisse tomber dans la noirceur de ses profondeurs et qu’un monde va se révéler à lui … un certain nombre de personnages vont apparaître, ceux du Livre Rouge. »

« Quand l’ébranlement de la personnalité – du moi – se produit, un voyage commence … Jung va le vivre avec une intensité exceptionnelle … profondeur, richesse et dangerosité … Jung a pensé qu’il était dans un état psychotique, il a craint pour sa santé mentale … cet ébranlement ne l’a pas conduit à tout abandonner, au contraire il a assumé avec d’autant plus de détermination ses tâches et assuré ses responsabilités familiales, professionnelles et sociales. »

« Il n’a rien lâché au moment où il lâchait tout … il a tenu des deux côtés. »

« Même quand le moi est défait (au sens de défaite du moi), ce n’est pas une raison pour l’abandonner … le moi va rester un moi solide mais il ne va plus être le centre de l’équilibre psychique … le moi va se reconstruire, s’ouvrir, s’élargir … pour laisser place au soi. »

« Il y a une déontologie chez Jung qui est précieuse et mériterait davantage à être entendue, en tant que principe de responsabilité … ETHIQUE : ce n’est pas parce que l’on vit ce que l’on vit, qu’on est en droit de tout abandonner et d’abandonner ses responsabilités … »

« Jung n’est pas dans la contestation, c’est en cela qu’il devrait nous inspirer aujourd’hui … car je crois que l’on peut dire que nous sommes dans une apologie de la contestation. »

« LE BATEAU IVRE de RIMBAUD ? Il n’y a pas chez Jung la désespérance de Rimbaud … Jung est habité par la certitude qu’il a une tâche à effectuer et que cette tâche ne peut s’effectuer qu’en Occident par une confrontation avec le christianisme … et pas par des échappatoires qui seraient le fait de devenir taoïste, bouddhiste ou hindouiste… Quelques soient les réserves de Jung vis à vis du christianisme institutionnel, il n’y a jamais eu chez lui de reniement total du christianisme mais la nécessité d’une confrontation avec le christianisme … C’est ce qui va faire la caractéristique christique de son voyage initiatique. »

« Les éléments clés d’un voyage initiatique ? Se lancer dans une aventure sans savoir où on va ; être guidé dans cette aventure par un maître, un psychagogue, par son âme (dans le Livre Rouge) ; vivre une descente aux enfers ; devoir affronter des obstacles et des monstres ; faire des rencontres typiques et archétypiques qui vont permettre une avancée ; l’issue du voyage initiatique est une transformation, une transfiguration, une transmutation. »

« Pour Jung, l’issue de son voyage initiatique, c’est une conscience de plus en plus assurée, de l’élargissement de son moi aux dimensions d’un soi. »

« Le Livre Rouge est le récit d’une expérience, ce n’est pas un traité de psychologie analytique … C’est ce qui en fait toute sa force. »

« Le voyage du Livre Rouge est ponctué de rencontres ; chacune est un événement qui correspond à une phase d’une métamorphose intérieure ; rencontres fortes et significatives avec des figures qui ne sont pas toutes de même intensité … Chacune a quelque chose de singulier à dire au narrateur du voyage. »

« Jung incitait certains de ses patients à vivre LEUR Livre Rouge, à l’écrire… C’est le cas de Christiana MORGAN … Le séminaire VISIONS est d’ailleurs une analyse du matériau clinique de Christiana Morgan. »

« LES FIGURES ARCHETYPIQUES et TYPIQUES. Les figures archétypiques sont chargées d’une numinosité intense, c’est le cas de Philémon … Les figures typiques n’ont pas cette numinosité, c’est le cas de l’Anachorète. »

« L’ÂME, figure archétypique, en tant qu’Anima et se représentant comme Salomé … Jung ne cesse d’interpeler son âme car il reconnaît l’avoir négligée … Le Livre Rouge, c’est d’abord les retrouvailles d’un homme avec son âme … L’âme : la numinosité comme figure de la féminité qui a en elle quelque chose de divin. Elle prend la forme d’une jeune fille qui est compagne de Jung … L’Anima est la figuration inconsciente du féminin dans la psyché masculine. L’Âme a une réalité plus large … Dans le Livre Rouge, l’Anima se manifeste sous la forme d’un personnage que Jung nomme Salomé. Salomé, étrange personnage, au début du Livre Rouge elle est aveugle et va demander à Jung son amour ; elle recouvrira peu à peu la vue jusqu’à se transformer, au fil du Livre Rouge, en Sophia, figure de la Sagesse qui est auprès de Dieu … Le couple Salomé-Elie offre une figure réconciliée de l’Eros et du Logos. »

« L’ANACHORETE est une figure typique. C’est celui qui est retiré du monde, un ermite. Jung pense aux ermites ayant peuplé les déserts du Moyen-Orient, en Egypte, Syrie, Judée aux premiers siècles de l’ère chrétienne, ceux qu’on nomme les Pères du Désert … Jung se sent aussi dans un désert, il est perdu, seul, il ne sait pas où il va, il souffre de l’attente … Cela correspond presque à une référence historique et un schéma d’exemplarité … Il reçoit son enseignement d’AMONIUS … Une relation de maître à disciple … Mais le doute va s’introduire dans l’esprit de l’Anachorète … Etrange partenariat, Jung découvre l’Anachorète en compagnie du Diable … C’est la vision de l’Ermite qui repousse les tentations mais qui ne les intègre pas (les tentations en tant que projections de son propre inconscient) ; le Diable est celui qui rappelle à l’ordre … Cela permet à Jung de faire le point sur la voie du désert et du retrait ; pour Jung, la vie spirituelle est un partenariat entre les deux opposés. Cela oriente Jung vers la construction de soi DANS le monde tel qu’il est, dans la vie avec sa complexité, et non pas dans le désert.»

Conseils de lecture

Le Livre Rouge par Carl-Gustav JUNG - Editions La Compagnie du Livre Rouge

Le site internet de Françoise BONARDEL http://www.francoise-bonardel.com/

Lettres du Harar par Arthur RIMBAUD - Editions Mille et une nuits

Poèmes (Le bateau ivre) par Arthur RIMBAUD - Editions Garnier Flammarion

L'analyse des visions, le séminaire de 1930/1934 par Carl-Gustav JUNG - Coédition La Compagnie du Livre Rouge et Imago

Le "Thematic Apperception Test" créé par Christiana Morgan et Henry Murray à la clinique psychologique de Harvard

Voyage en Italie par Johann Wolgang von GOETHE - Editions Bartillat